Philippe Gindre des Editions la Clef d’Argent, à bien voulut nous accorder cet entretien.
La Clef d’Argent est une association qui existe depuis 1987. Philippe Dougnier et moi-même l'avons créée dans un premier temps pour publier les textes que nous écrivions, ainsi que les dessins de Philippe. Nous avons commencé, comme beaucoup, par un fanzine photocopié à quelques dizaines d’exemplaires. Il s’appelait Le Cri Mécanique. Puis nous avons évolué progressivement, à mesure que nos moyens nous le permettaient, vers l’offset et des tirages plus importants. Nous fonctionnons désormais sur le principe du tirage à la demande: la qualité des réalisations dans ce domaine est devenue plus qu'acceptable (ce qui n'était pas le cas il y a encore quelques années) et nous pouvons ainsi consacrer une même somme à plusieurs projets, ce qui est toujours intéressant avec les budgets restreints dont nous disposons.
La Clef d’Argent doit son nom à une nouvelle de l’écrivain américain H.P. Lovecraft (1890-1937). Une manière pour nous, à l’époque de la création de l’association, de rendre hommage à un personnage littéraire hors normes qui avait beaucoup marqué notre adolescence. Nous ne nous consacrons pas uniquement à lui, bien entendu, mais il n’est jamais très loin de nos préoccupations. En fait, c’est le fantastique au sens large qui nous intéresse. Ni l’horreur purement physique, ni le merveilleux, l’imaginaire pur, mais tout ce qui se trouve à mi-chemin, tout ce qui bouleverse subtilement le réel, ou notre perception du réel.
Dans la grande majorité des cas, les textes que nous publions sont des nouvelles. Souvent très courtes. La nouvelle est en fait la forme littéraire qui nous intéresse le plus. Nous lui consacrons depuis 1990 une revue, Le Codex Atlanticus, qui après être passée par différentes présentations et avoir connu des périodicités très diverses, est désormais devenue une anthologie annuelle. Sur la quinzaine de textes que contient en général un volume du Codex, treize ou quatorze sont des textes d'auteurs contemporains. Mais nous avons à cœur, à chaque fois, de publier au moins un texte ancien, oublié ou méconnu, et de le présenter autant que faire se peut en collaboration avec des spécialistes du genre. Comme le rappelle Éric Dussert dans son introduction à l'anthologie La Littérature est mauvaise fille, parue à l'Atelier du Gué, on a trop souvent tendance à considérer qu'un auteur oublié est forcément médiocre. Dans l'esprit de beaucoup de lecteurs – et pas des moins instruits – l'oubli serait, curieusement, une sorte de sanction, de punition méritée, infligée aux mauvais auteurs. Vient souvent s'ajouter à cela l'idée qu'un texte ancien est forcément dépassé, obsolète, qu'il ne peut plus nous «parler», qu'on peut, au mieux, le «consulter» comme on le ferait d'un témoignage. Il n'en est rien (bien au contraire, serait-on tenté de dire par boutade), il suffit pour s'en convaincre de lire l'excellente anthologie que je viens d'évoquer (avec d'autant plus de bonne foi qu'elle n'est pas parue chez nous) ou la non moins excellente anthologie Perdus/Trouvés, parue sur le même principe aux éditions Monsieur Toussaint Louverture. Nous nous attachons donc à remettre en jeu des textes qui ont encore beaucoup de choses à nous dire. C'est ce que font également, principalement dans le domaine anglais et allemand, nos amis de la revue Le Visage Vert, qui consacre quant à elle l'essentiel de ses pages aux textes anciens. On trouve également une majorité de textes fantastiques anciens dans la revue Le Boudoir des Gorgones qu’anime Philippe Gontier et qui s'intéresse plus particulièrement aux publications dites populaires, en France, pour une période allant de la fin du XIXe s. jusqu'à la fin des années 1930. La lecture de ces trois revues (fortement conseillée, cela va sans dire) offre ainsi un panorama assez complet de l'imaginaire fantastique. Enfin, avons également une collection intitulée KholekTh, consacrée aux recueils de nouvelles, dans le cadre de laquelle ont déjà paru Le passage de Sylvie Huguet, Caviardages de Timothée Rey et Peuchâtre et Gésirac de Michel Rullier. Il ne s’agit donc plus cette fois d’anthologies, mais bien de recueils de textes d’un même auteur. Ces recueils ont reçu un bon accueil critique et on les a parfois comparés à ceux de la défunte collection Fantastique des éditions Marabout, comparaison flatteuse qui ne peut que nous encourager à persévérer.
Parallèlement, la collection KharThak, sous-titrée "Contes et Légendes de Nulle part et d'Ailleurs" est consacrée à des textes relativement courts (une cinquantaine de pages en moyenne) publiés individuellement, sous forme de plaquettes. C’est le récit de Jonas Lenn Le Mausolée de chair qui a inauguré cette collection.
Citons aussi, bien sûr, la collection NoKhThys, consacrée à des textes sombres, poétiques ou philosophiques, et qui a vu déjà paraître le fameux Crachoir du Solitaire, recueil d’aphorismes du philosophe Nihil Messtavic, et le très étrange Saturne, de Christophe Lartas, récit apocalyptique.
Nous publions également des essais, soit sous forme de petites plaquettes (des sortes de Que Sais-je? du fantastique comme par exemple Qu’est-ce que le Mythe de Cthulhu? dans la collection KhThOn), soit sous forme de volumes plus importants, comme par exemple le livre de William Schnabel, Masques dans le miroir, où l’auteur, universitaire spécialiste du Fantastique, étudie du thème du double chez Lovecraft.
Venons-en enfin à la collection Ténèbres & Cie, dont l’aspect général et la typographique constituent un hommage explicite aux petits pulps à la française comme ont pu en produire notamment les éditions Ferenczy des années 1930 à 1950. La collection est destinée à accueillir des textes inspirés plus ou moins librement des auteurs populaires de la fin du XIXe et du début du XXe siècle dans le domaine du fantastique et du mystère. Elle met en scène deux personnages récurrents, Isidore Quincampoix et John Coolter, qu’on peut décrire sommairement comme des investigateurs de l’Étrange. Mon ami Christian Hibon et moi avons initié la collection il y a déjà quelques années, mais à présent d’autres auteurs nous ont rejoints (Jonas Lenn et Philippe Gontier, notamment). Désormais, Ténèbres & Cie fonctionne un peu à la manière du Poulpe et c’est une façon de procéder qui est vraiment stimulante pour tout le monde.
Parmi les auteurs «classiques» que nous avons déjà publiés dans nos différentes collections, on peut citer: Arthur C. Clarke (1917-2008), Wilkie Collins (1824-1889), Charles Hesseins (1836-1861), Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), Amado Nervo (1870-1919), Charles Rabou (1803-1871), Jean Richepin (1849-1926), Clark Ashton Smith (1893-1961), Théo Varlet (1878-1936). Parmi les auteurs contemporains: Philippe Bastin, Gilles Bailly, Arthur Z. Balogh, Serge Berthet, Michel Butor, Yannick Dauby, Robert Delanne, Roland Fuentes, Philippe Gontier, Christophe Grès, Christian Hibon, Alain Legrand, Jonas Lenn, Denis Moiriat, Stéphane Mouret, Lucile Négel, Victor Parral, Alain Roussel, Jérôme Sorre, Léa Silhol, Pierre Vandrepote, Dean Venetza, Philippe Vidal, Martin Zeugma.
Quelle sont vos principales difficultés à vous faire connaître ?
Il faut le reconnaître, nous nous payons le luxe de «cibler» un lectorat relativement restreint. Mais ce n’est pas vraiment un choix: il se trouve que ce que nous aimons publier n’intéresse pas énormément de monde à l’heure actuelle, comparativement à d’autres formes d’expression littéraire. Suffisamment tout de même pour permettre à l’association de fonctionner correctement depuis plus de vingt ans. Nous nous adressons en fait à ce que les professionnels du livre appellent un «lectorat motivé»: des gens qui se passionnent pour un genre littéraire en particulier, le fantastique, voire un auteur déterminé, Lovecraft. Mais il n’y a aucun élitisme là-dedans: plus nous vendons de livres, plus nous sommes lus, mieux c’est. Il n’en reste pas moins que la distribution en librairie est et restera encore longtemps pour nous inaccessible financièrement. Comme de nombreux petits éditeurs, associatifs ou non, nous sommes enfermés dans un cercle vicieux d’où il est difficile de sortir: peu ou pas diffusés, nous nous limitons à des petits tirages ce qui augmente le prix des livres à l’unité et réduit notre marge bénéficiaire. Sans parler du fait que les livres se vendent relativement lentement. D’où un «retour» financier relativement faible à court terme qui nous empêche de diffuser davantage nos livres. Reste la solution qui consiste à se diffuser/distribuer soi-même. Mais c’est un travail énorme qui ne peut pas se concevoir dans un cadre associatif et bénévole comme le nôtre. Nous avons opté pour quelque chose de complètement différent: tous nos titres sont référencés par Dilicom et Electre, ce qui permet à n’importe qui de commander nos ouvrages chez n’importe quel libraire de France (sous réserve de convaincre parfois certains libraires récalcitrants: à ceux là il convient de préciser que nous prenons les frais de port à notre charge). Enfin, grâce au système PayPal, nous offrons aux visiteurs de notre site web la possibilité de payer en ligne, en mode sécurisé, leurs achats chez nous. Dans l’état actuel des choses, il nous est difficile de faire mieux. Je préfère miser sur le long terme et consacrer le peu d’argent que nous avons à faire des livres. Jusqu’à présent nos livres ont toujours fini par trouver leurs lecteurs, c'est l'essentiel.
Pensez vous que les pouvoirs publics, les collectivités prennent en compte ce genre ?
Globalement, oui, même si on confond souvent le fantastique avec la fantasy, la SF, etc. Mais je n’ai jamais constaté de désintérêt particulier de la part nos interlocuteurs institutionnels qui aurait pu avoir pour origine le genre littéraire qui nous occupe. Ainsi, depuis de nombreuses années le Centre régional du livre de Franche-Comté nous suit et nous conseille, assure notre présence et celle des nombreux éditeurs de Franche-Comté à des évènements comme le Salon du Livre de Paris, ou le Salon du Livre de Genève.
Pensez vous que le genre fantastique est enfermé dans un ghetto culturel?
En France, un peu, sans doute, mais pas davantage que d’autres genres littéraires, que tel ou tel style musical ou que tel ou tel mouvement culturel. La spécialisation entraîne par la force des choses une certaine forme d’isolement, mais c’est un isolement très relatif, qui n’est là, en fin de compte, que pour inciter les non-initiés à «franchir le pont» comme aurait dit Murnau.
Et à l’étranger quelle est à votre avis la situation pour rapport au fantastique ?
D’une certaine façon, c’est une question à laquelle il est impossible de répondre, dans la mesure où le fantastique tel qu’on le définit en France et, sans doute plus globalement, dans la francophonie, n’existe pas vraiment sous cette forme ailleurs. Il est le fruit d’une évolution culturelle particulière et n’est pas exactement comparable avec, par exemple, ce qu’on désigne par weird fiction aux États-Unis. Si on cherche à aller un peu au-delà de cela et qu’on considère de manière plus générale l’étrange, voire l’épouvante, il est parfois assez déstabilisant de constater que le fantastique est toujours largement sollicité par le cinéma, tandis qu’en littérature il est devenu relativement marginal. À part - exception notable - dans la littérature jeunesse où les collections de fantastique pour ados sont en plein essort, aussi bien en France que dans les autres pays.
Comment définiriez vous le Gothique, le Dark par rapport au Fantastique ?
J’ai toujours été intéressé par ce qui perturbe le réel ou, plus exactement, par ce qui perturbe notre perception du réel. Par ce qui remet en cause le monde tel que nous le percevons. C’est cela, principalement, qui fonde mon intérêt pour le fantastique. À la base, il y a peut-être une réaction de gosse: vouloir voir bousculés les fondements du réel, c’est peut-être un peu espérer ne pas avoir à affronter le monde des adultes. Un peu cette fascination des catastrophes, des grands bouleversements, dont parlent les sociologues: une inondation, une tempête de neige nivellent le paysage; aussi bien du point de vue physique que mental. L’indifférenciation qui en résulte est propice à toutes les métamorphoses. Il en va de même pour les grands bouleversements sociaux. De ce point de vue, on peut dire qu’à sa manière un enfant opère une sorte de petite révolution in vitro lorsqu’il commence à s’intéresser à un genre de récit où le monde qui l’entoure, l’univers monolithique des adultes, se fissure, chancelle sur ses bases. Il y a une part de facilité là-dedans: si tout est à terre, si tout est à refaire, plus besoin par exemple d’apprendre toutes ces choses qu’on apprend à l’école: c’est déjà du passé. Mais je pense qu’il y a aussi une part d’intérêt pour le monde: qu’est-ce qui se passerait si telle ou telle chose se passait autrement? qu’est-ce qui se serait passé si telle ou telle chose ne s’était pas déroulée comme elle s’est déroulée? Là, nous ne sommes déjà plus dans le fantastique proprement dit, mais dans la SF. La SF m’intéresse aussi et pour une raison assez proche finalement: à sa manière, c’est un genre qui introduit également un décalage avec le réel tel qu’on l’appréhende d’ordinaire. Et finalement, peut-être que ce décalage, c’est le recul nécessaire pour mieux appréhender ce réel. En tout cas, c’est l’intérêt qu’y trouvent de nombreux lecteurs. Et c’est pour cette même raison que je me sens beaucoup moins d’affinités avec la fantasy. Là, les liens avec notre univers sont souvent rompus définitivement. Parfois, ils n’ont même jamais existé. C’est une situation qui m’intéresse moins. L’évasion pure m’intéresse moins. Lorsque le gothique se borne à offrir de l’évasion, fût-elle très sombre, il m’intéresse moins, même si je reste sensible à l’ambiance, à l’esthétique évoquée. Mais le gothique n’est pas qu’un sous-genre du fantastique, il a des racines culturelles contemporaines plus vastes qui font qu’il a un intérêt propre. La critique sociale qu’il implique est ainsi plus directe que dans le fantastique où, lorsqu’elle existe, elle intervient de manière plus diffuse. Dans un récit fantastique, un élément indéfinissable et inquiétant va venir perturber l’ordre établi, nous permettant ainsi de mieux le remettre en question. Le lecteur est censé partager l’inquiétude des personnages. Dans un récit gothique, cette remise en question n’est pas forcément censée inquiéter le lecteur, au contraire. C’est sans doute la différence essentielle entre ces deux genres, s’il faut absolument en trouver une.
Quel sont vos projets éditoriaux pour 2009?
Après la parution du recueil de Michel Rullier que j’évoquais tout à l’heure, Peuchâtre et Gésirac, nous nous apprêtons à publier le premier roman de Gilles Bailly, Malbosque, un récit de facture composite dans lequel se côtoient des éléments relevant à la fois du réalisme, du fantastique, du nonsense, de la science-fiction et du surréalisme. Pour le solstice d’été paraîtra, si tout va bien, le dix-huitième volume du Codex Atlanticus. Pour ce qui est de la suite... j’hésite toujours à annoncer trop à l’avance les projets. C’est souvent contre-productif lorsque le projet en question prend du retard pour une raison ou pour une autre. Et ce n’est jamais à exclure dans le domaine qui nous occupe. Pour être sûr de ne rien manquer, il suffit aux internautes de s’inscrire à notre lettre de diffusion (par courriel ou par flux rss), de venir jeter un oeil de temps en temps à notre bloc-notes, ou d’aller voir ce qui se passe sur notre myspace ou notre facebook.
Et il ne me reste plus qu’à vous remercier pour votre invitation!
Nous vous remercions de bien avoir voulut nous accorder pour le blog Michel-Dubat-Auteur cet entretien
Stéphane Dubois
Pouvez vous nous présenter votre association.
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