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Site sur la Science-fiction et le Fantastique

LE PORTE PLUME


 

"Pfuutt!" avait fait son ami Pierrot, en voyant le mince outil, élégant comme une danseuse de l'Opéra, taillé dans une matière rare dont il ne savait point le nom. Et son ami avait accompagné son sifflement de locomotive d'une grimace expressive, en gonflant ses joues, qu'il avait déjà essayée d'imiter mais sans aucun succès. Cette mimique de Pierrot lui appartenait comme le cheval "Bijou", vieille carne dégingandée mais pittoresque, appartenait au Père Martin, et comme la tour Eiffel appartenait à Paris; ça ne saurait pousser ailleurs!

 

Et mû par un orgueil coupable, il le faisait saliver, en tournant et retournant devant lui, d'une main précau­tionneuse, le porte-plume extraordinaire­

  - Combien qu'tu l'as payé! J'ai des économies dans ma tirelire, tu sais... Je peux m'en payer un pareil, même mieux!

- Des mieux qu'çui-là, y en a pas, ça n'existe pas! D'abord ça ne se vend pas!

- Qui t'as dit cette ânerie plus grosse que toi?

- C'est Monsieur Teillard qui me l'a dit! Il m'a donné ce porte-plume, comme j'avais bien travaillé pour lui."

 

Monsieur Teillard, que le maître d'école appelait lorsqu' il parlait de lui:"Teillard de Jardin", avec un gloussement de vieux dindon, on ne savait pourquoi, peut-être parce qu'il taillait souvent les haies qui encadraient son étroit jardin, était le libraire de la petite localité. Libraire était un bien grand mot pour son bric-à-brac, qui tenait du bazar, de la mercerie, de la papeterie, et accessoirement, en effet de la librairie. Mais les habitants tenaient à ce qu'on dise la librairie, cela donnait une touche d'in­tellectualité à leur petite bourgade, et ils en étaient fiers, quoiqu'ils n'achetaient jamais aucun livre, "bons pour les feignants", si ce n'est l'almanach une fois l'an, "plein de choses utiles et de vieux adages".

 

"Ah, si c'est M'sieu Teillard qui t'l'a donné..."

Pierrot ne pouvait contester cet argument imparable. Pour lui, le libraire était une personnalité, vivant au milieu de ses livres mystérieux, le lorgnon sur le nez, un peu comme un vieil hibou, au fond de son antre. Il inspi­rait à l'enfant un respect mêlé de crainte.

 

De plus, il tirait prestige du fait qu'il exerçait un métier particulier, ne gagnant pas sa vie directement du travail de ses mains - un peu comme le prêtre et l'instituteur.

 

Enfin M. Teillard avait beaucoup voyagé. Avant de venir s'installer à Troumont, d'où sa famille était originaire, il avait été, pendant plus de vingt ans, vendeur à "La Samaritaine", ce qui lui avait donné une grande connaissance de la "vie parisienne" et du monde.

 

Presque tous les jeudis, Roby, jeune héros de notre histoire, avait coutume de rendre visite à son vieil ami le libraire.

Le vieux misanthrope s'entendait bien avec le petit garçon. Et le petit garçon aimait bien le vieil homme, un peu bourru, mais si plein de bonté au fond, sous sa carapace qu'il s'était fait pour résister aux blessures de la vie. Car c'était un tendre, et un timide.

 

En général Roby était chargé de menues besognes par Teillard qu'il effectuait de préférence dans l'arrière-bouti­que. Il s'agissait d'un véritable capharnaüm, où s'entassaient des livres périmés, et toutes sortes de choses affé­rentes au commerce. L'enfant aimait bien être au milieu des vieux livres et il aimait leur odeur. Il lui semblait qu'ils recélaient une sorte d'âme fragile dans leurs caractè­res imprimés autrefois. Il n'avait aucun temps imposé, et il pouvait rêver à loisir, en feuilletant quelque ouvra­ge, sans que le libraire ne s'en inquiétât et ne vint le déranger.

 

Mais ce jeudi-là, la tâche était plus importante. Il avait sué sang et eau pour donner à la réserve un semblant d'ordre logique. Ce n'était point si évident à trouver, tant cela paraissait étranger à la nature du lieu, qui avait sa cohérence propre, connue seulement de lui-même et,... de quelques initiés.

 

Il avait constitué des piles soigneusement ficelées dont le savant équilibre aurait pu impressionner un jongleur professionnel. Mais enfin cela tenait. Pour fignoler son bel ouvrage, il avait même, après avoir arrosé, pour ne point soulever la poussière, avec le vieil arrosoir à trous, balayé le sol. Il faisait toutes ces corvées pour M. Teillard sans déplaisir, alors que sa mère devait le supplier pour lui faire effectuer la moindre course, ou le plus mince travail. "Si seulement il pouvait me donner la recette" soupirait la pauvre femme en levant les bras au ciel.

 

Après cet exploit, il avait été, assez fier de lui, rendre compte à M. Teillard_ Le libraire qui répondait à l'heureux prénom de Gédéon, sentit bien qu'il devait récom­penser autrement que par les petits cadeaux habituels, ce mérite exceptionnel. De même qu'on ne saurait distinguer de la même manière l'héroïsme du soldat qui enlèverait à lui-seul une redoutable ennemie, et son travail de routine journalier consistant à nettoyer son fusil, entretenir le casernement ou éplucher la ration de patates.

 

Aussi, avec une certaine solennité, du fond d'un tiroir quasiment secret, après l'avoir soigneusement essuyé avec un chiffon propre, il retira un superbe porte-plume.

 

" Il n'était pas là pour que je le vende. Je le réservais pour une grande occasion" dit-il à. Roby, rougissant jusqu'aux racines des cheveux.

 

"Ce jour est venu. Ce porte-plume n'est point ordinaire: non seulement il écrit, et fort bien, ce qui est la fonction naturelle d'un tel appareil, mais en plus on peut voir des paysages à l'intérieur, par le petit orifice de verre, qui se trouve ici."

 

Il le lui désigna du doigt, et y vissa son oeil. Et il ajouta: "Tu pourras même y voir des choses que les autres ne verront pas!"

 

Cette parole sentencieuse intrigua fort sur le moment le garçon, et le troubla encore longtemps par la suite.

 

Qu'avait-il donc bien dû vouloir dire par là, cela ca­chait-il quelque mystère?

A l'école l'exercice était périlleux. Tandis que M. Fleutot, l'instituteur tournait le dos, il fallait rapidement coller son oeil à la minuscule fenêtre et regarder en vitesse la vue qui apparaissait alors.

 

M. Fleutot était surnommé plus communément par les élè­ves:"La flûte", certes à cause de son nom, mais aussi, et cela allait bien ensemble, à cause de sa longue silhouette maigre. En outre, le son de sa voix n'était pas sans évoquer celui de cet instrument de musique aux mains d'un apprenti récalcitrant. Mais les élèves de cette école rurale étaient peu mélomanes, et c'est surtout à la flûte du boulanger qu'ils pensaient, tandis que le maître arpentait à grands pas la salle, en agitant ses mains qui dépassaient de la blouse grise.

 

Il fallait rester attentif cependant à ce qui se passait autour de soi. En effet "la flûte" était un animal d'une nature sournoise.

Car, il était fréquent que paraissant absorbé à calligraphier quelque belle maxime avec soin au tableau, il se re­tourna d'un coup pour surprendre un des élèves à quelque polissonnerie dont ils n'étaient point avares. Un de ses autres tours favoris consistait à partir dans le corridor ­on ne savait trop pourquoi et à revenir soudainement sur ses pas.

 

Par petits coups, comme un goûteur de grands crus, Roby se régalait de la contemplation des images. En effet, comble de raffinement (!), il suffisait de faire pivoter la partie supérieure de l'appareil, pour qu'un autre cadre apparaisse, encore plus joli que le précédent. Se livrer à ce type d'ac­tivité en classe y ajoutait la saveur du péché. Sans compter l'envie et l'admiration de ses petits camarades.

 

Partout une très belle petite fille brillait. Toujours très soigneusement vêtue, quoiqu'en des tenues différentes selon les lieux et les circonstances. Elle paraissait à la fois très sage et très malicieuse. Comme si cette sagesse de petite fille était ce qu'on voulait lui imposer dans son comportement. Et sa malice sa vraie nature qui trans­paraissait et qui disait: "Vous avez beau me réprimander, laves tes dents, mouches ton nez, ne dis pas de gros mots, ne t'assieds pas dans l'herbe, ne froisses pas ta robe... J'apparaîtrai telle que vous voulez que je sois, mais vous ne m'aurez pas! Je sais que vous ne dites que des bêtises dont vous ne pensez pas un traitre mot. Et, tant que je pourrai échapper à votre monde stupide de grandes personnes, je resterai telle que je suis, NA!

 

Et cette petite fille narquoise, voire même un peu effr­ontée, lui plaisait beaucoup, plus même il en était tombé amoureux.

 

C'était son premier amour. Jusqu'à présent il n'aimait pas trop les filles. Si on se battait avec elles et qu'on tirait un peu leurs cheveux, elles se mettaient à pleurer! Ce n'était pas intéressant du tout!

Et puis elles n'étaient pas aussi soignées, de loin s'en fallait , que celle-ci!

 

Bien sûr, il y avait juste Jacqueline. Elle avait de longues nattes blondâsses, et un gentil sourire. Il l'aimait bien. Cela devait se voir, car ses copains criaient, si ils la croisaient: " C'est ta bonne amie, c'est ta bonne amie!" Ce qui ne facilitait guère une approche discrète, on en conviendra. Elle le contemplait navrée, tandis qu'ils se quittaient sans avoir rien ne pût se dire.

 

Un jour, tandis qu'il admirait une nouvelle fois la petite fille blonde qui jouait avec grâce au cerceau, celle -ci, comme excédée se retourna et lui parla.

" A la fin en voilà assez, depuis le temps que tu m'observes, viens jouer avec moi si tu veux! "

"-Moi?" Roby frappa de la  main sa poitrine.

"Oui, toi! Qui veux-tu que ce soit? Tu en vois un autre? «

« Mais je ne peux pas! C'est impossible! »

« Mais si tu peux poltron, essaies donc un peu gros lourdaud!"

 

A sa profonde surprise, Roby se glissa par le trou comme une couleuvre, et entra dans l'image au côté de la petite fille sans difficulté apparente. Il put jouer avec elle. Il craignit seulement un peu de ne jamais pouvoir retourner à l'école, ce qui n'était pas trop grave, et de ne plus jamais revoir sa famille, ce qui l'était un peu plus. Il regretta un peu de ne rien pouvoir raconter, pour faire "bisquer" ses camarades s’il revenait. Mais personne ne le croirait, et on penserait qu'il était devenu fou!

 

Quand il jaillit hors de la cavité, il s'aperçut que personne ne s'était rendu compte de sa fugue, et que son corps ordinaire était toujours resté bien sagement assis sur son banc.

 

Roby pensa que ses "absences" en classe duraient de plus en plus longtemps, et que ce qu'y passait ne l'inté­ressait plus du tout lorsqu'il partait " en voyage". Cela devenait de plus en plus dangereux pour lui. M. Fleutot fleurait quelque chose de son grand nez. "Il est bien beau, mais i1 ne t'empêche pas de faire de superbes pâtés!" C'est vrai qu'il n'écrivait pas si bien que cela pour un appareil magique, il éclaboussait même pas mal! Certes Roby ne deman­dait pas un porte-plume qui corrigeât tout seul les fautes d'orthographe, mais enfin il aurait pût écrire mieux!

 

Aussi, devant les piètres résultats scolaires de l'outil, il pensa l'emmener à la maison, où il pourrait s'y faufiler à loisir. En classe il écrirait avec sa vieille plume. Mais rien n'y fit. L'entêté ne voulait fonctionner magiquement qu'à l'école. Il n'y a que là qu'il se sentait bien. Ce qui était au fond assez logique pour un porte-plume! Certes on pouvait toujours écrire avec et voir les paysages, mais pour entrer dedans et gambader avec la petite demoi­selle, bernique!

 

Même si on essayait par surprise!

Il aimait bien la promenade en barque. Il souquait vigou­reusement, tandis qu'Elle, assise à l'arrière sous une om­brelle laissait tremper sa main dans l'eau, le regard perdu dans quelque rêve intérieur...

Il .appréciait beaucoup moins la partie de tennis, quoiqu' il aimait à la voir évoluer en petite jupette blanche. D' abord parce qu'il ne savait pas jouer au tennis. Aussi elle était obligé d'appeler à la rescousse quelqu’un de ses amis, que Roby n'aimait guère et qui le lui rendaient bien. Il les trouvait prétentieux, mais surtout il avait la désa­gréable sensation d'être dominé. Tout se déroulait parfaitement bien jusqu'au jour...

 

C'était dans le paysage où la fille blonde se trouvait devant un beau manoir en pierres de taille. Après l'avoir salué, elle lui demanda tout de go s’il avait déjà vu les "dessous" d'une fille. Il avait bien vu ceux de sa soeur, par inadver­tance, mais cela ne comptait pas. "Et bien, viens, je vais te montrer les miens!" Et elle ouvrit la porte. "On peut?" dit il. "Je croyais qu'on ne pouvait pas sortir de l'image. - Mais si, on peut aller partout." Elle le conduisit par la main dans un petit salon, mit un disque. Et, au son de la musique, elle commença à se dévêtir. Elle finit par se retrouver en sous-vêtements. "Ça te plait?" Bien sûr que cela lui plaisait. Il n'avait jamais rien vu de plus beau. " Je vais te montrer autre chose, aides-moi maladroit!" Et elle lui fit dégrafer la bretelle de son mignon soutien-gorge. Les deux petits seins déjà bien formés se dressaient fièrement précédés de leurs petites pointes...

 

Soudain Roby comprit qu'il était resté cette fois beau­coup trop longtemps. Et il décampa en vitesse vers la classe. Trop tard! Fleutot était à côté de lui, tout près. Il pouvait sentir son odeur écoeurante de vieux tabac et de craie mêlés. Il se dit que ça allait chauffer pour lui. Il ne se trompa pas!

 

" Tu n'as rien écrit depuis que je dicte! Monsieur rêve, passe son temps à contempler son porte-plume!"

 

La punition fut plus effrayante que ne ce l'était ima­giné Roby. Il eut préféré recopier cent fois tous les livres de la bibliothèque. Un seul mot, terrible, servit de verdict: CONFISQUE ! Et l'instituteur prit l'objet du délit et le fourra dans sa vaste poche.

 

En général, à la veille des vacances scolaires, en un bon geste, le maître d'école rendait les objets confisqués aux élèves. Cette année-là il ne le fit point! Et Roby n'osa pas le réclamer...

 

****

 

Bien des années après, Roby devenu maire de sa petite commune, fit procéder au déménagement des vieux meubles de la salle de classe.

 

Il eut l'idée de fouiller le tiroir du bureau de l'insti­tuteur. Il n'y trouva rien, mais en l'enlevant il vit le porte-plume qui était tombé en dessous et qui était resté tout ce temps à l'abri des regards.

 

Il sourit: "C'était des enfantillages de gosse!". Mais lorsque personne ne le regardait plus il mit avec émotion son oeil à la vitre, comme autrefois. Les vues étaient tou­jours en place, quoiqu'un peu défraîchies, et la petite fille était toujours là, elle-aussi.

 

Mais rien n'y fit. Il ne put jamais rentrer dans le porte-plume. Il le ramena chez lui et le garda dans un rayon de sa commode, en souvenir de son premier amour. " Le seul qui ait réellement compté pour moi" pensa-t-il.

 

Peut-être qu'un jour un jeune écolier le trouvera et pourra alors s'en aller vers de splendides aventures avec la fillette blonde. Peut-être même qu'il restera à l'inté­rieur!

 

Published by Stéphane Dubois - Le Porte - Plume (conte), merveilleux, Contes

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