VISIONS
YANN GOZLAN après Boîte Noire et UN HOMME IDEAL, nous offre un nouveau long-métrage VISIONS
Pour vous faire une idée vous trouverez un entretien avec YANN GOZLAN, un autre de Diane KRUGER, ainsi qu’une bande annonce.
********
Estelle est commandant de bord long courrier, au professionnalisme hors pair, elle mène une existence parfaitement e vols et les jet lag à répétition commencent à perturber le rythme biologique de la jeune femme, et particulièrement son sommeil. Un jour, par hasard, dans un couloir de l’aéroport de Nice, elle recroise la route d’Ana, photographe avec qui elle a eu une aventure passionnée vingt ans plus tôt. Estelle est alors loin d’imaginer que ces retrouvailles vont l’entraîner dans une spirale cauchemardesque et faire basculer sa vie dans l’irrationnel...
YANN GOZLAN ENTRETIEN
Là où beaucoup se réfugient derrière l’adaptation, vous signez une nouvelle fois un scénario original. Quelle en est la genèse ?
À l’origine, je voulais explorer le thème du contrôle et du dérèglement. Cette dualité qui me fascine, est, je crois, en chacun de nous. On a tous un désir de stabilité, de sécurité, de répétition et d’ordre dans nos vies ; et en même temps, nous avons tendance à vouloir y échapper, à connaître des aventures, à être destructeurs. Je suis convaincu qu’on reste malgré tout, sous la surface, des êtres animés de pulsions. On a beau vouloir raisonner et se présenter comme des personnes civilisées, notre part animale est toujours là, prête à faire éclater les digues qu’on s’est construites pour contenir nos instincts… En parallèle, avec Michel Fessler, l’un des co-scénaristes, on parlait souvent des rêves prémonitoires. Peu de temps avant le tournage d’UN HOMME IDEAL, il est venu me proposer les prémices d’une histoire sur une femme hantée par un rêve, le rêve d’une maison qui l’obsède, l’attire autant qu’elle l’angoisse. En plus d’envahir ses nuits, cette maison finissait par faire irruption dans le réel… J’ai décidé alors de fusionner mon envie de départ sur le thème du contrôle avec ce début de récit qui m’intriguait autour des prémonitions.
Comment s’est déroulé l’écriture et la construction avec vos co-scénaristes…
YANN GOZLAN
D’abord, j’ai longtemps cherché le métier du personnage et l’environnement dans lequel il allait évoluer. Quand m’est apparue la figure de la femme pilote, commandant de bord, cette « femme machine » dans le contrôle et la performance, j’y ai vu une trouvaille parfaite pour initier la mécanique du dérèglement que je souhaitais filmer. Je trouvais également intéressant que ces notions de contrôle et de performance traditionnellement rattachées au monde masculin soient incarnées par une femme. Une fois le métier de l’héroïne choisi, je me suis lancé dans l’écriture en travaillant successivement avec différents auteurs. Après les premières bases posées avec Michel Fessler, j’ai écrit plusieurs versions avec Aurélie Valat qui a amené beaucoup au projet. Puis, Audrey Diwan nous a rejoints, nous proposant son expertise et un nouveau regard. Enfin, Jean-Baptiste Delafon dont l’apport a été crucial, a écrit la version finale. Une des difficultés dans l’écriture du scénario résidait dans le jeu incessant entre rêve et réalité ainsi que la construction en miroirs entre certaines scènes. Il fallait plonger le spectateur pendant une grande partie du film dans un climat d’incertitude et de mystère tout en ménageant le suspens. Les rêves d’Estelle sont-ils prémonitoires ? En cherchant à tout prix un lien de causalité entre son cauchemar et la disparition de son amie, Estelle est-elle en train de basculer dans un délire d’interprétation paranoïaque ? Autant de questions et de doutes qui jalonnent ce récit sinueux et viennent s’épaissir au fur et à mesure avant la révélation finale…
Comment présente-t-on votre film : polar paranoïaque, thriller amoureux, drame passionnel… ?
YANN GOZLAN
Si je devais présenter le film, je dirais que sous ses airs de thriller paranoïaque, VISIONS est avant tout un film sur la passion et l’obsession amoureuse.
Les personnages de tous vos films ont en commun le contrôle et la perte de contrôle. Vous suivez à chaque fois des personnages qui se perdent peu à peu…
YANN GOZLAN
Les personnes dans le contrôle, même s’ils dégagent une forme d’assurance ou de force sont en réalité des êtres fragiles qui dissimulent une faille. Cette recherche de maîtrise est justement là chez eux pour compenser cette faiblesse. Ce sont des personnages passionnants car profondément ambivalents… C’est le cas d’Estelle dans VISIONS. Je voulais montrer comment cette femme dans le contrôle de son existence, allait, en renouant avec un amour passé, perdre pied. Rendre compte de cette mécanique du dérèglement et de ce vertige dans lequel cette femme plonge, voilà ce qui m’a animé tout au long de la réalisation du film.
Dans le film, derrière un cadre de vie en apparence confortable où tout est lumineux, se cache une réalité plus sombre…
YANN GOZLAN
C’est l’opposition entre la vie consciente et inconsciente. Dans VISIONS, je voulais opposer deux univers. D’un côté, le monde réel, rationnel, scientifique (associé à Guillaume, le mari de l’héroïne), celui de l’aéronautique et des machines (l’univers d’Estelle), un monde lisse, routinier où en surface tout a l’air calme et sous contrôle. Et de l’autre, un univers souterrain, celui du désir et des rêves, de l’inconscient et des pulsions, de la violence et de l’irrationnel. A un moment donné, le conflit entre ces deux mondes finit par exploser. Cette situation prend une tournure d’autant plus dramatique que le personnage concerné est pilote de ligne. A ce titre, même si l’histoire n’a rien à voir, je ne pouvais pas m’empêcher de penser au drame de Germanwings et de ce pilote qui avait volontairement précipité l’avion contre une montagne.
Après, la paranoïa, élément dramaturgique de votre précédent film, vous explorez dans VISIONS une autre psychose, la schizophrénie. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces thèmes ?
YANN GOZLAN
Le fait d’explorer notre rapport au monde et de questionner la frontière entre normalité et folie. La distinction entre les deux est-elle si tranchée ? Je n’en suis pas si sûr. Il y a quelques temps, j’étais tombé sur un article écrit par Gaetano Benedetti, psychiatre et psychanalyste italien, qui m’avait marqué. Il expliquait qu’un de ses patients psychotiques souffrait d’hallucinations. Ce dernier voyait donc des choses que lui, le psychothérapeute, ne voyait pas. Benedetti posait alors la question : « Est-ce mon patient qui est pathologique parce qu’il voit des choses qui ne sont pas là, ou est-ce moi qui ne suis pas capable de voir ce qu’il voit ? ». Dans le film, Estelle, le personnage incarné par Diane Kruger est assaillie d’images et de visions récurrentes. Mais est-elle réellement schizophrène ? La question reste ouverte… Qu’on la désigne psychotique ou non, dans tous les cas, je ne voulais pas la filmer de manière clinique, avec distance. Au contraire, mon parti pris était d’épouser constamment son point de vue, de donner à voir et à entendre ce qu’elle vit.
Dans votre précédent film, BOITE NOIRE la documentation avez mobilisé beaucoup de votre temps avant de vous mettre à écrire. Est-ce que vous avez procédé de la même manière ? Lire, explorer ce qu’est la psyché, l’espace mental propre à chacun et différent pour tous…
YANN GOZLAN
Pendant l’écriture, j’ai décidé de rencontrer plusieurs pilotes, hommes et femmes, afin de comprendre leur travail et leur mode de vie. D’abord, il était nécessaire que toutes les scènes de cockpit quand Estelle est en plein vol, soient les plus authentiques possibles. Non seulement par souci de crédibilité mais surtout parce qu’il me semblait que cet ancrage réaliste était indispensable pour permettre au film de basculer dans une dimension plus onirique. Ces entretiens ont également nourri l’écriture du personnage d’Estelle, son environnement et sa routine de vie. A ce titre, je me suis vaguement inspiré d’une pilote avec qui je m’étais entretenu et qui m’avait reçu chez elle. J’avais été frappé par l’intérieur de sa maison, un lieu très fonctionnel et ordonné à la propreté irréprochable. Je m’en suis évidemment inspiré pour le décor de la maison d’Estelle. Aux cours de ces interviews, j’ai également constaté à quel point la question du sommeil était une problématique récurrente chez les pilotes à cause des jet lag à répétition qui perturbent leur sommeil. Ils m’ont confié qu’il n’était pas rare, qu’après un vol, ils se retrouvent à devoir prendre un ou plusieurs comprimés de « Stilnox », un somnifère puissant pour pouvoir dormir. Voilà un autre élément qu’on retrouve dans le film : les troubles du sommeil dont souffre Estelle et son addiction grandissante pour les somnifères. A noter qu’au tournage, je n’ai pas eu l’autorisation d’utiliser le nom « Stilnox » et j’ai dû inventer une appellation « Nyxstill »…
Outre ce travail de documentation sur le métier de pilote, je me suis plongé dans la lecture de livres traitants de la psychanalyse et de l’inconscient. A ce titre, l’un des ouvrages de référence qui m’a accompagné tout au long de l’écriture, a été « L’inquiétante étrangeté ». A travers cet essai, Freud nous explique que l’étrangeté est d’autant plus angoissante qu’elle se loge dans ce qui nous est le plus familier. Ce que nous nommons le familier est-il ce que nous connaissons le mieux ? Que penser du chez soi, de l’intime ? Parce qu’ils sont proches de nous, sont-ils pour autant connus de nous ? Toutes ces questions ont nourri le scénario et notamment les relations entre Estelle et son mari Guillaume. Et si l’étrange n’était pas l’exception mais la règle de notre rapport au monde ? C’est le cas dans VISIONS où l’environnement d’Estelle se met à lui apparaître comme tordu et hostile. Freud dans son essai précise « qu’un effet d’inquiétante étrangeté se produit également quand la frontière entre fantasme et réalité se trouve effacée, quand se présente comme réel à nous quelque chose que nous avons considéré jusque-là comme fantastique ». Cette confusion entre rêve et réalité est au cœur de VISIONS. Pour la renforcer, j’ai d’ailleurs cherché à filmer les scènes de cauchemar comme des séquences réalistes et à contrario distiller un malaise, une angoisse sourde et une étrangeté dans les scènes dites « réelles», en suggérant une menace omniprésente.
Autour du thème du dérèglement et des personnages en crise, on pense à bien des réalisateurs. De quelle manière certains cinéastes ont pu vous influencer dans la construction narrative et visuelle de VISIONS ?
YANN GOZLAN
Par rapport au climat du film, j’avais en tête deux films de Robert Altman, découverts adolescent et qui m’avaient marqué par leur atmosphère hypnotique : IMAGES et THREE WOMEN. Quelque chose de particulièrement étrange et envoûtant se dégageaient de ces deux oeuvres. Un jeu fascinant entre fantasme et réalité. Ceci étant, de manière plus générale, mon ambition était de raconter et filmer cette histoire en la traitant avec les armes du cinéma qui me passionne depuis toujours, celui d’Hitchcock, un cinéma qui fait participer le spectateur en jouant avec son intelligence et avec ses nerfs.
La déconstruction de la narration, parfois circulaire pour entrer dans un monde imaginaire, fragmenté, peut nous faire penser à David Lynch…
YANN GOZLAN
L’aspect fragmenté du récit que vous évoquez, rendu par des ellipses, était à mes yeux, un moyen efficace pour faire ressentir au spectateur, la perte de repères du personnage. Situation poussée à son paroxysme quand l’héroïne se réveille brutalement dans le cockpit d’un Boeing en plein vol alors que quelques secondes plus tôt, elle était chez elle. Quant à la structure circulaire du film, à cet effet de boucle et de répétition, cela renvoie au sentiment « d’inquiétante étrangeté » évoqué par Freud. Au cours de son enquête, les indices qu’Estelle découvre, finissent par lui glisser entre les mains, la ramenant perpétuellement vers la maison sur la plage, lieu de son obsession. Le monde de VISIONS est un monde clos et incertain où l’on tourne en rond. Cette idée de boucle renvoie d’ailleurs au sujet du film, l’obsession amoureuse. Estelle décide de retourner vers son amour même s’il est toxique. Elle sait que ça la détruit mais elle ne peut s’empêcher d’y retourner encore et encore.
Avec L’ARRIVEE D’UN TRAIN EN GARE DE LA CIOTAT, les frères Lumière sont les premiers à fétichiser le train comme objet cinégénique. D’autres ont choisi la voiture, vous c’est l’avion. Qu’est-ce que l’avion a de cinégénique ?
YANN GOZLAN
Le fuselage, le métal, ses courbes le rendent particulièrement cinégénique... Mais il y a plus que ça. Par sa capacité à voler dans les airs, l’avion nous fascine. Il incarne la puissance, la vitesse et les défis technologiques. Mais c’est également, un instrument de danger. A ce sujet, Paul Virilio, théoricien de l’architecture et de l’urbanisme, a développé une théorie critique de la vitesse et de la technologie. Pour lui, le progrès technologique s’accompagne forcément d’une part d’ombre : « Inventer l’avion, c’est inventer le crash. On ne peut pas censurer l’accident ». C’est cette dualité là – à la fois objet de puissance et de danger – qui rend l’avion si passionnant à filmer.
Vous avez tourné en optant délibérément pour des optiques courtes focales. Est-ce pour accentuer le fait que vos personnages évoluent dans un monde où tout est plus grand, plus labyrinthique ?
YANN GOZLAN
Les courtes focales ancrent plus précisément les personnages dans leur environnement. Elles renforcent la perspective des décors alors que les longues focales annihilent la profondeur et l’espace. J’avais besoin que l’environnement dans lequel Estelle évolue, l’écrase tout en l’enfermant d’où le recours aux courtes focales. En outre, l’essentiel du film est vu par les yeux de l’héroïne. Pour atteindre ce parti pris de subjectivité, j’ai utilisé des focales très courtes qui nécessitent une grande précision dans le placement des comédiens et de la caméra. On a souvent recours à des focales plus longues qui permettent d’éloigner la caméra de la scène pour travailler plus vite. Mais on perd selon moi, beaucoup d’efficacité visuelle et l’image est moins convaincante.
Pourquoi avoir choisi comme format de tournage, le scope ?
YANN GOZLAN
D’abord pour des raisons pragmatiques de filmage. La forme longue et horizontale des avions ainsi que la façade rectangulaire de la maison sur la plage se prêtaient bien à ce format. Ensuite parce que le format 2.35 stylise les images en leur donnant de l’ampleur. Petite précision : je n’ai pas tourné avec des optiques anamorphiques, préférant une série d’objectifs sphériques fabriquée par le chef opérateur Antoine Sanier. Ces optiques présentaient des aberrations intéressantes créant des flairs étranges qui convenaient bien à la perception déréglée et déformée que l’héroïne perçoit de la réalité.
Votre mise en scène s’exprime aussi dans la force du montage et votre utilisation du fondu enchainé…
YANN GOZLAN
Avec Valentin Féron le monteur, on s’est servis des fondus enchainés pour créer des liens entre des plans de différentes natures notamment entre le corps d’Estelle et le fuselage de l’avion. Comme si la machine et l’héroïne fusionnaient pour ne faire plus qu’un, afin d’incarner à l’écran l’idée de « femme machine ». On a aussi utilisé ce procédé à l’intérieur d’une même scène lors de la séquence de jogging de nuit quand Estelle tente de se raccrocher à son rituel pour s’épuiser et retrouver le sommeil. Le fondu enchaîné donne un côté planant à la scène et perturbe la notion de temporalité. On ne sait plus très bien depuis combien de temps, Estelle court. Comme si le temps était ralenti ou ne s’écoulait plus de la même manière. Ce procédé rendait palpable la confusion et la perte de repères vécue par l’héroïne.
Vos décors construisent le récit et renforce votre dramaturgie. Est-ce qu’ils interviennent en amont de l’écriture du scénario ?
YANN GOZLAN
Les décors jouent souvent un rôle central pour moi dès la conception de l’histoire. C’était le cas dans VISIONS avec la maison sur plage. Pour moi, elle était comme un personnage du film. La difficulté était de trouver le décor que j’avais fantasmé avec la topographie que j’avais imaginée. Trouver une maison d’architecte de style Bauhaus au bord de l’eau, construite dans la roche et installée sur une plage isolée avec un terre-plein qui surplombe l’ensemble, semblaitse révéler une mission particulièrement ardue. On a eu beau repérer toutes les plages du littoral, impossible de mettre la main sur cette maison. Et pour cause : cette maison n’existait que dans ma tête ! On n’a donc pas eu d’autres choix que de la construire. A la fois, l’extérieur du bâtiment, sa façade sur la plage que nous avions choisie ainsi que l’intérieur de la maison en studio. Pouvoir la construire comme je l’avais imaginée nous a permis avec Thierry Flamand le décorateur, de renforcer l’étrangeté du lieu en lui conférant un aspect labyrinthique. Comme si ce décor était la projection mentale de l’esprit torturé d’Estelle.
Vous êtes un grand formaliste, c’est-à-dire que vous êtes conscient de la puissance d’une image, et de ce qu’à elle seule elle peut déployer, quand elle est bien choisie. Quelle fonction doit avoir la première image d’un film ? Pouvez-vous nous parler du générique ?
YANN GOZLAN
Je trouve séduisant que la première image résume ou annonce, en un plan, l’esthétique et les thèmes qui vont se déployer au cours du film. Pour VISIONS, avant de pénétrer dans ce monde où les rêves jouent un rôle crucial, je me suis dit qu’il fallait créer « un sas », une transition qui permette au spectateur de quitter son univers pour rentrer dans celui du film. D’où l’idée de ce générique composé de différents plans macros, des yeux d’humains et d’animaux. Pourquoi ces yeux ? Le film s’intitule VISIONS, il met en scène une pilote pour qui la vue est fondamentale dans l’exercice de sa profession. Ensuite, l’oeil est un motif visuel récurrent tout au long du film mais c’est aussi la porte d’entrée vers la psyché et l’inconscient qui sont au coeur de l’histoire. Par ailleurs, je souhaitais que ces très gros plans macros dégagent un malaise ; malaise qui renvoie à l’étrangeté que va vivre l’héroïne dont la perception est déréglée. Enfin, ces yeux en très gros plan, ressemblent parfois à des planètes, des mondes dans lequel chaque personnage est enfermé.
Il y a plusieurs niveaux dans l’histoire comme dans l’image. Les vitres, les murs, les parois vitrées ... nous sommes confrontés en permanence à des écrans qui s’interposent entre l’oeil et le sujet observé… Qu’est-ce que cette architecture des plans devait produire ?
YANN GOZLAN
Principalement, une distance entre l’environnement extérieur et le personnage. Ce qui crée un effet d’isolement et d’enfermement. Comme si les personnages ne pouvaient ne pas vraiment communiquer entre eux et que chacun était emprisonné dans son monde, dans sa propre logique, comme Estelle enfermée dans son couloir de nage. D’autre part, ce dispositif permettait d’éloigner l’héroïne de ce qui l’entoure, de créer une distance entre elle et le réel. Ce procédé participait visuellement et de manière insidieuse à cette progressive perte de contact avec la réalité.
Comme dans BURN OUT, et BOÎTE NOIRE la bande son occupe une place considérable…
YANN GOZLAN
Je trouve que la puissance émotionnelle du son est plus forte que celle d’une image. C’est une arme secrète pour un(e) cinéaste, car il permet d’atteindre l’inconscient sans que le public n’y fasse attention. La bande son dans VISIONS a une double fonction. D’abord, nourrir l’atmosphère vénéneuse et le malaise que je cherchais à distiller tout au long du film. Ensuite, s’éloigner du naturalisme pour plonger dans un univers mental. A ce titre, lors du montage, il y a eu un temps dédié à la recherche de textures sonores afin de trouver les sons adéquats pour chaque séquence. Une tâche d’autant plus fastidieuse que ces sons devaient se mêler et parfois fusionner avec la musique. Le mixage, qui est l’étape que je préfère dans la réalisation d’un film, a été un moment très important dans la conception de VISIONS.
Dans presque toutes les scènes, il y a des bascules permanentes, en terme de perception sonore, entre le point de vue omniscient et le point de vue subjectif du personnage. Entre le monde extérieur et l’univers mental de l’héroïne. Réaliser ces bascules en dirigeant l’écoute du spectateur n’a pas été une mince affaire. Une scène importante dans le film, qui montre Estelle tenter de reconstituer un trajet à partir d’un message audio presque inaudible, a requis également un travail méticuleux. Concernant la musique, j’étais ravi de retrouver Philippe Rombi après notre collaboration sur BOÎTE NOIRE. J’aime qu’un thème se dessine et soit décliné. Philippe a travaillé dans ce sens en écrivant une musique orchestrale et en ajoutant parfois des textures électroniques. La musique dans VISIONS permet de faire partager au spectateur l’intériorité du personnage, ses tourments et ses angoisses tout en donnant une identité au film.
Avez-vous pensé à vos comédiens dès l’écriture ?
YANN GOZLAN
Non. Pendant l’écriture, les visages de Tippi Hedren et de Grace Kelly me venaient constamment à l’esprit pour le personnage d’Estelle ! Hitchcock était une référence naturelle pour le film.
A quel moment sont-ils apparus ?
YANN GOZLAN
Une fois le scénario bouclé, quand j’ai commencé à réfléchir au casting. Pour le rôle d’Estelle, j’ai tout de suite pensé à Diane Kruger. C’était une évidence ! De par son magnétisme incroyable et sa photogénie spectaculaire, Diane incarne, à mes yeux, l’héritière de la figure hitchcockienne. Ensuite, avec son regard d’acier et cette force naturelle qu’elle dégage à l’écran, Diane était parfaite pour incarner cette femme pilote qui nous impressionne au début du film par sa puissance et sa maîtrise. Mais, j’ai tout de suite vu qu’elle avait aussi en elle, une fragilité. Qualité indispensable pour incarner l’autre versant du film : la chute, la spirale dans laquelle Estelle s’enfonce. Je cherchais également une comédienne qui ne soit pas rattachée à un pays en particulier ou à une époque. Diane a une aura intemporelle, qualité rare. De plus, c’est une grande professionnelle, très technique dans son jeu. Et j’avais besoin d’une comédienne solide car elle allait être de tous les plans. Bref, elle était vraiment l’actrice idéale pour le rôle !
Pour le personnage de Guillaume, je cherchais un comédien qui puisse incarner une figure rassurante et protectrice dans un premier temps avant de dégager une couleur plus inquiétante dans un second temps, quand Estelle commence à nourrir des soupçons à l’égard de son mari. J’ai alors pensé à Mathieu Kassovitz qui est un comédien que j’admire. Il dégage à l’écran une ambivalence parfaite pour le rôle, capable de passer dans un changement de regard, de la douceur à la dureté, de la bienveillance à la menace. Je trouvais également intéressant de choisir un acteur viril pour incarner un personnage en situation d’insécurité par rapport à sa femme. Enfin, le fait que Mathieu soit réalisateur était intéressant pour le rôle : cette figure du metteur en scène, qui orchestre dans l’ombre, c’était un petit clin d’oeil et un indice semé dans l’esprit du spectateur.
Pour le rôle d’Ana, je cherchais une actrice étrangère car il fallait que le personnage n’ait aucune attache en France. J’avais découvert il y a quelques années MADRE de Rodrigo Sorogoyen, qui m’avait beaucoup plu. J’avais été frappé par l’interprétation remarquable de Marta Nieto. Je savais qu’elle serait l’interprète idéale pour Ana, cette femme trouble et insaisissable. A l’écran, il était important qu’elle apparaisse dans la sincérité. J’ai demandé à Marta de jouer dans ce sens.
Quant à Amira Casar, c’est la directrice de casting Brigitte Moidon qui m’a soufflé son nom. Excellente suggestion car Amira s’est complètement investie dans son rôle. Elle a eu plein d’idées notamment sur l’allure et le look vestimentaire de son personnage.
Dans vos films, vos personnages sont toujours des professionnels qui prennent du plaisir à leur travail. Est-ce une façon de témoigner de vous et de votre rapport à votre métier ?
YANN GOZLAN
Je ne crois pas. Mais c’est vrai que j’aime filmer des personnages très professionnels qui se définissent avant tout par leur métier. Sans doute parce que c’est la manière la plus efficace de les caractériser. Au début de VISIONS, Estelle semble s’épanouir totalement dans son travail. Mais sa profession où s’exprime sa puissance finit par se retourner contre elle et l’oppresser. C’était déjà le cas dans BURN OUT et BOÎTE NOIRE.
Est ce qu’on pourrait voir VISIONS comme le deuxième volet d’un diptyque commencé avec BOITE NOIRE. Comme si Le personnage joué par Diane Kruger dans VISIONS était le pilote de l’avion qui s’est écrasé dans BOÎTE NOIRE ?
YANN GOZLAN
Même si les deux films sont différents, ils mettent en scène deux personnages qui ont bien des points communs. Deux control freaks, au professionnalisme hors pair, menant une enquête qui va les dépasser et leur faire perdre pied. Avec le recul, je me rends compte que je suis attiré par le même type de personnages : des êtres pris dans une spirale, qui se débattent avec eux-mêmes et qui finissent par perdre totalement le contrôle en allant au bout de leurs obsessions.
Qu’est-ce qui vous inspire dans le cinéma de genre ?
YANN GOZLAN
A mon sens, les films de genre sont ceux qui dialoguent le plus directement avec le spectateur. Ils permettent de traiter de sujets personnels tout en offrant une tension dramatique. C’est un cinéma où les cinéastes avancent masqués. Par exemple avec VISIONS, j’utilise la forme du thriller paranoïaque pour traiter de l’obsession et de la passion amoureuse.
Ensuite dans le cinéma de genre, il y a la volonté d’embarquer le public, de l’immerger dans une expérience physique, de faire en sorte qu’il n’y ait plus de distance entre lui et l’écran. C’est ce que j’ai tenté de réaliser dans VISIONS : faire vivre une expérience sensorielle et immersive au spectateur.
Enfin ce qui m’attire dans le genre, c’est qu’il renvoie souvent à l’idée de destin, de fatum, de tragique. Les personnages sont maudits et sans s’en rendre compte, courent à leur propre perte comme dans la tragédie grecque. Il y a là quelque chose de beau et de désespéré qui me touche. D’ailleurs, VISIONS pourrait s’apparenter à une tragédie : malgré les images et les visions prémonitoires qui la hantent, Estelle est « aveugle » et se fourvoie ; elle décrypte mal les signes autour d’elle, ne prêtant pas attention à l’image prophétique de son destin tragique.
Entretien avec DIANE KRUGER
Votre dernier film en France date de 2017. Depuis vous avez essentiellement tourné sous la direction de cinéastes étrangers. Vous n’avez reçu aucun scénario français satisfaisant entre temps ?
DIANE KRUGER
Ah c’est vrai… Comme le temps passe ! Mais c’est le même constat probablement pour tous. Ces dernières années avec le Covid, les confinements et ma vie de famille qui s’est enrichie, j’ai moi aussi été bousculée et impactée par ce ralentissement. En tant que jeune maman, je ne souhaitais pas m’éloigner de ma fille, ni de son père.
Comment Yann Gozlan vous a approché ?
DIANE KRUGER
De manière classique, il m’a envoyé le scénario. La contrainte du Covid nous empêchait de nous voir, donc dans un premier temps nous avons échangé par « Zoom », avant de se rencontrer à Paris.
Est-ce que vous connaissiez son travail ?
De ses films précédents j’avais vu BOITE NOIRE et UN HOMME IDEAL.
Quel réalisateur avez-vous découvert ?
DIANE KRUGER
Un être passionné. Je pense que Yann est un écrivain de cinéma. Il a une justesse et une finesse dans la construction de son récit qui vous emporte immédiatement. Il est tellement précis dans son écriture qu’en parallèle du texte je pouvais distinguer ce que serait sa mise en scène. Sa nuance m’a séduite. C’est un travailleur. Il prépare son film très en amont. Il ne laisse rien au hasard. C’est un maniaque. Chez lui les détails ne sont pas superflus mais essentiels. Je pense qu’au tournage il sait déjà comment il va monter son film. La création est son domaine.
Qu’avez-vous pensé à l’issue de la lecture ? Aviez-vous une idée précise du film ou comme Estelle, votre personnage, vous étiez perdue ?
DIANE KRUGER
Non je n’ai pas été perdue, mais c’est vrai qu’à travers ce labyrinthe mental, il a réussi à me surprendre avec la fin. C’était très agréable. En cela, j’ai tout de suite beaucoup aimé le sujet et mon personnage. Ce voyage entre normalité et folie m’a beaucoup intrigué. Deux mondes qui sont proches. Quand je vois Estelle perdre la raison au profit de ses sentiments, je comprends ce qu’elle traverse. Grâce à ce projet, je trouvais la bonne opportunité pour revenir en France avec une proposition de cinéma forte.
Qui est Estelle, votre personnage ?
DIANE KRUGER
C’est un personnage qui ressemble beaucoup à Yann (rires). Une femme rigoureuse, précise, ordonnée. Un personnage dont je peux me sentir proche.
C’est une femme ordinaire qui a vécu ses rêves professionnels et personnels et qui va perdre ses repères pour basculer dans l’irrationnel. Elle a une proximité avec nous, car elle n’est pas seulement ce que les autres voient d’elle. Elle possède quelque chose de plus secret, de plus obscur. C’est ce que je cherche dans le cinéma. Des personnages qui portent une dualité.
Comment avez-vous travaillé ce personnage « machine » comme le définit Yann Gozlan ?
DIANE KRUGER
Je me suis soumise à une longue préparation physique. J’ai travaillé l’endurance et le crawl notamment. Activité que pratique Yann. D’ailleurs, quand je lui ai envoyé des vidéos pour qu’il constate de mes progrès en natation, il ne s’attachait pas à me féliciter mais veillait à corriger ma posture de tête ou de bras dans l’eau. Cette discipline physique pour Estelle est comme une armure pour se protéger de l’extérieur, et ne pas céder à la tentation car sinon, tout s’écroule.
La vision mais aussi la condition physique sont les qualités essentielles d’un bon pilote. Qu’elles sont celles d’un bon acteur ?
DIANE KRUGER
Si je le savais… Pour moi, ce qui est essentiel c’est d’avoir de l’empathie. Il faut aussi accepter d’explorer des situations inconfortables, qui peuvent nous effrayer. Même si je reste une solitaire, j’ai besoin de la compagnie et des histoires des autres. Elles enrichissent mon vécu. J’ai l’impression d’être devenu plus tendre dans la vie grâce à mon métier. C’est le bénéfice de l’âge.
Le travail avec Mathieu Kassovitz c’est fait sur le plateau ou vous avez pu en amont, appréhendez ce que serait votre couple ?
DIANE KRUGER
On s’est découvert sur le plateau. C’est un partenaire qui vous oxygène. Il sait vous mettre en confiance. Il questionne beaucoup, le dialogue, l’intention d’une scène... Quand tout à l’heure, on parlait de la difficulté de mon rôle, il tient au fait que j’ai souvent joué seule face à la caméra. Et c’est plus difficile. Il me fallait être endurante. Le travail du comédien se construit sur l’échange avec les autres. Ils peuvent vous rendre meilleur. C’est le cas avec Mathieu.
Sa richesse comme acteur-réalisateur est celle de toujours apporter des variations au fil des prises. Puisqu’il sait ce qu’est le montage, il travaille dans ce sens. Il m’a beaucoup aidé, quitte à me surprendre et me pousser dans le jeu pour découvrir d’autres ressorts dramatiques d’une scène et même, un autre versant de la personnalité de mon personnage que je n’avais pas anticipé. Il a travaillé pour amener une tendresse dans ce couple qui n’était pas aussi visible dans le scénario.
Cet amour qui resurgit dans la vie d’Estelle. C’est une blessure qui n’est pas cicatrisée ou un feu qui n’est pas éteint ?
DIANE KRUGER
C’est un peu des deux. Ce que je me suis racontée, c’est qu’Ana est son véritable premier amour. Celui qui est irraisonnable, celui qui bouscule tout. Une révélation autant qu’un dérèglement. Ce qui la pousse vers elle, c’est peut-être l’opportunité de prendre une revanche pour tenter de récupérer des parties perdues d’elle-même.
VISIONS est un film de genre. C’est un cinéma dans lequel vous semblez être à l’aise. C’est parce qu’il offre à la comédienne que vous êtes une palette plus large de jeu et de situations ?
DIANE KRUGER
C’est d’abord un genre que j’aime en tant que spectatrice. J’aime ces films qui avancent masqués et nous cachent ce qui va se passer. J’aime ces films qui ne se construisent pas forcément sur le texte, mais savent jouer des silences, captent des regards, encouragent des expressions. Je trouve que le non-dit est très cinématographique. Cela me vient de la danse que j’ai longtemps pratiquée. Une activité où l’on doit exprimer une histoire, des sentiments sans le secours du texte. J’aime énormément cela.
Dans le cas du film de Yann GOZLAN, est-ce que vous vous servez des interrogations de votre personnage pour explorer vos zones d’ombres, celles qui provoquent des émotions inconfortables ?
DIANE KRUGER
Certainement. Ce n’est pas aussi conscient que ça, mais c’est vrai que je me retrouve beaucoup dans ces personnages qui ont un passé, des ombres, des zones qu’ils ont essayé d’effacer de leur vie. Cette pudeur à vouloir dissimuler les choses crée, pour moi, beaucoup de proximité avec le spectateur.
Le cinéma de genre serait-il pour vous une manière d’exprimer des choses intimes ?
DIANE KRUGER
Complètement. Si je suis sincère, les personnages dans ces films-là disent quelque chose de moi. Il y a plus de Diane Kruger dans ces histoires où l’on propose plus qu’on ne dit, où l’on suggère, que dans les films où je m’expose avec les mots des autres.