Lucas Moreno
Bonjour Lucas,
Qu’est-ce qui a construit votre imaginaire durant votre enfance, votre jeunesse ? Qu’est-ce qui vous a nourri ?
C’est indéniablement la SF, en commençant par Barjavel, Isaac Asimov, puis les comics américains auxquels je suis venu très jeune par le biais des éditions françaises LUG, avec des revues comme Strange, Spécial Strange, Nova et Titans. Je me souviens notamment des X-Men, qui m’ont placé d’emblée dans un état d’esprit particulier, d’ouverture au monde, à l’altérité. Les X-Men, c’était peut-être le groupe de super-héros – du moins a l’époque – le plus étrange, le plus décalé. Des mutants mis à l’index et dotés de superpouvoirs : une belle allégorie des richesses et des difficultés que peut entraîner un capital naturel et culturel différent. Je trouvais ça intéressant : des jeunes qui avaient une emprise absolument énorme sur le monde qui les entourait mais qui, en même temps, étaient expulsés par le système social. Une allusion à l’adolescence, sans doute – où l’on se sent étranger à l’univers, livré à des transformations qui nous dépassent –, mais aussi à la condition de personnes appartenant à une minorité ethnique, sexuelle ou religieuse.
Je percevais tout cela sans pouvoir encore l’analyser. Cela remuait pas mal de choses : j’étais un jeune émigré – je suis arrivé en Suisse a l’âge de huit ans –, et ces personnages décalés, foncièrement différents, me parlaient.
Cela se retrouve dans vos écrits ?
Oui. Je pense que la fracture, la brisure de l’émigration sont des fantômes qui m’habitent. Je suis aussi porteur de ma culture d’origine – Rio de la Plata, Uruguay –, extrêmement mélancolique, extrêmement triste, et à la fois romantique. Et plus globalement du réalisme magique et du fantastique sud-américains : Jorge Luis Borges, Horacio Quiroga, Gabriel García Márquez dans une moindre mesure. Tout cela influence forcément mon écriture.
Vous avez publié des nouvelles et travaillez actuellement à deux romans. Comment appréhendez-vous la différence nouvelle/roman dans votre écriture ?
La nouvelle de genre est un exercice littéraire particulier. On introduit un personnage, un cadre, une situation, un point de rupture, et à partir de là on développe une histoire si possible originale, à tout le moins empreinte d’une ambiance forte. C’est quelque chose de très court avec relativement peu de backstory : l’histoire se tisse au travers de la relation qu’entretient le personnage avec son entourage, son milieu, sans supplément inutile d’informations. Le roman s’apparente davantage à un long métrage : la narration répond à des structures et des besoins dramaturgiques bien codifiés – protagoniste, antagoniste, élément déclencheur, rebondissements, actes, pivots, points-clés, etc. Cela demande une backstory extrêmement fouillée, un univers parfaitement développé, des personnages forts avec un passé bien établi.
Vous dites avoir une écriture cinématographique ?
Oui, et très anglo-saxonne aussi. Je privilégie la mise en scène, les dialogues, la perception du monde via les cinq sens – un personnage ne se contente pas de voir et d’entendre –, l’action pour faire passer des sentiments, des émotions et des informations. Une écriture dynamique, punchy, avec peu de longs passages psychologiques purs. C’est paradoxal, à bien y réfléchir, parce que justement, ce que la littérature offre de bien particulier par rapport au cinéma, à la dramaturgie, c’est la possibilité d’entrer dans la tête des personnages. Mais la littérature a changé, elle s’est imbibée de BD et de cinéma, et aussi bien les lecteurs que les éditeurs attendent une écriture plus nerveuse, plus cinématographique. Ce n’est pas une règle absolue, attention – il n’y en a guère en art –, plutôt une tendance de l’époque.
Souhaiteriez-vous voir adapter vos nouvelles ou vos romans au cinéma ?
Ce serait une belle aventure, oui, mais le cas échéant je n’aurais pas forcément envie de mettre les mains à la pâte. La chaîne de production, en cinéma, est longue comme la muraille de Chine : à chaque maillon, à chaque étape on risque de chuter, et puis on a affaire à des tas de gens, or je préfère travailler en solo. Du coup, si ça devait se faire, je céderais volontiers les droits d’exploitation à un artiste de talent qui se chargerait de tout. Le polar étrange sur lequel je suis en train de travailler, dont l’action se déroule à Angel-sur-Coffrane – ville décrite dans la deuxième nouvelle de mon recueil Singulier Pluriel –, se prêterait bien à une adaptation par… allez, soyons fous : Lynch ou Cronenberg.
Merci de bien avoir voulu nous accorder cet entretien dans le cadre du 12e NIFFF.
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