Entretien :
Dominique Deconinck,
DDk Anticipation
Stéphane Dubois,
Vous avez créé récemment une maison d’édition destinée à la science-fiction, pour lui avoir donné le nom inusité de nos jours d’Anticipation.
DDk
DDK est le trigramme qui m’a suivi depuis des décennies dans les entreprises où j’ai travaillé, que j’ai fini par m’approprier.
Quant au terme Anticipation, il définit clairement la nature de la maison d’édition : nous ne publierons que des romans dont l’intrigue s’appuie sur des faits scientifiques avérés, libre à l’auteur d’extrapoler à partir d’eux. Je souhaite aussi créer l’envie de faire connaître des avancées scientifiques majeures comme l’a fait Jules Vernes en son temps et faire réfléchir sur leurs éventuelles conséquences et tout cela dans un roman agréable à lire. C’est ambitieux …
La France est un pays déprimé, selon certains le plus triste du monde, nous sommes focalisés sur des facteurs conjoncturels : le chômage, la paupérisation et nous ne voyons pas assez les immenses avancées technologiques qui permettent d’augmenter l’espérance de vie d’un trimestre par an, d’implanter un cœur artificiel, de remplacer une jambe arrachée par un requin par une prothèse qui restitue les sensations du surfeur, etc.
Un autre exemple : je suis surpris de voir beaucoup de français donner généreusement au téléthon et s’élever violemment contre les manipulations génétiques. Un roman d’anticipation peut donner un nouvel éclairage sur ce point de vue, sur le monde.
Tout le monde n’a pas envie de lire des revues scientifiques, un roman peut aussi être une invitation à réfléchir sur les immenses potentialités de la science à la façon des romans historiques qui s’appuient sur l’Histoire et nous font l’apprendre sans même y penser.
Stéphane Dubois,
Pourquoi avoir décidé de créer ta propre maison d’édition ?
Dominique Deconinck,
Ah ? Bonne question, les éditeurs de SF français sont rares, ils reprennent souvent des auteurs étrangers reconnus et ne laissent que très peu de place, à ma connaissance, à des auteurs français d’anticipation. Je lis les revues de SF majeures, Galaxies, Bifrost qui est aussi éditeur, Fiction et je ne retrouve pas toujours ce que j’ai envie de lire alors … entre le constat et l’action, j’ai choisi.
Stéphane Dubois,
Songes-tu à éditer d’autres auteurs dans l’avenir ?
DDk
OUI ! Bien sûr, je ne veux pas n’être qu’un auto-éditeur de plus ! Je souhaite que ceux qui partagent mes idées me rejoignent, que nous avancions ensemble pour faire découvrir le monde fabuleux de la recherche scientifique. Alors j’invite ceux qui pensent comme moi à m’envoyer leurs manuscrits ou simplement me contacter.
Au travers de mon premier roman Connexions dangereuses j’ai appris la richesse de l’écriture à plusieurs, chacun apporte son vécu, sa créativité, ses idées. Aujourd’hui j’espère fédérer des romanciers, des scientifiques, des curieux, des fous, pour écrire et pourquoi pas ensemble !
J’organise aussi un concours de nouvelles qui, je l’espère, me permettra de détecter de nouveaux talents.
Stéphane Dubois,
Tu publies le premier tome du Cycle de la Singularité, cela rentre dans ce que tu considères comme de l’anticipation?
DDk
Oui et sans ambiguïté. Le premier chapitre peut échapper au genre de l’anticipation mais il reprend l’avis de la plupart des archéologues. Dans la première partie du roman, les éléments scientifiques cités sont avérés. Quant à la suite elle invite à la réflexion : nous assistons à la compétition entre l’homme amplifié et l’ordinateur, la machine. La loi de Moore, qui n’a de loi que le nom j’en conviens, incite à penser que la puissance des ordis est multipliée par deux tous les dix-huit mois alors que l’homme évolue bien plus lentement. De plus les ordinateurs parlent à peu près le même langage, ils partagent les bases de données de connaissance de l’humanité et nous leur apprenons depuis des décennies à apprendre à apprendre. Isaac Asimov avait bien perçu ce problème, avait proposé une solution, les trois lois de la robotique, que personne ne songe à appliquer. L’Humanité et la Machine seront en compétition, qui gagnera : c’est bien l’objet du roman.
Stéphane Dubois,
Tu as également publié : « Il sentait bon le sable chaud ... » et « La Crevette malicieuse et la loi d'Erlang » cette dernière ayant obtenu un prix, tu peux nous parler de ces deux œuvres ?
DDk
Je commencerai par un roman que tu n’as pas cité Connexions dangereuses, écrit à quatre mains sous le pseudonyme Miriam Okerman, sans doute moins ambitieux que Singularité, il était proche du polar mais il évoquait déjà de façon moins achevée le thème de Singularité. J’avais commencé à écrire des pièces du puzzle du roman suivant sans encore savoir où j’irai.
Avant de prétendre écrire seul je voulais me mesurer à d’autres écrivains. Un concours de nouvelles reconnu, celui d’Issy les Moulineaux, dont le thème cette année-là était file d’attente, me permit de le faire, je me souvenais de mes lointaines études de probabilité, de l’air du temps , j’étais moins littéraire que les autres postulants, d’une humeur joyeuse, bref j’étais décalé. J’avoue avoir été très heureusement surpris de recevoir le premier prix. Quant à il sentait bon le sable chaud … , cette nouvelle résulte d’un gag : j’avais entre les mains une histoire de la légion et je survolais parfois un blog d’écriture. Ce dernier proposait un concours organisé par Harlequin invitant à revisiter le thème de l’érotisme, j’avais déjà quelques bribes en tête, je l’écrivis très vite et je fus heureux d’être nominé. J’ai pris les résultats de ces deux concours comme autant de signes et je me suis très lentement à penser à Singularité.
Stéphane Dubois,
Quels sont tes projets éditoriaux ?
DDk
Un éditeur a trois fonctions,
Un éditeur a trois fonctions, la première est primordiale: il doit dénicher, de nouveaux talents. Je compte beaucoup sur un concours de nouvelles pour découvrir des auteurs, voire les retrouver. Son thème sera bien évidemment ancré dans l’anticipation. Je compte sur ton blog pour que des plumes en herbes ou des écrivains reconnus apportent leurs visions des prochaines décennies.
La deuxième est administrative, il faut protéger l’auteur, le faire imprimer, lui éviter les étapes administratives.
Ensuite, il faut faire connaître l’œuvre et là éditeur ET auteur ont un immense rôle à jouer.
C’est de leur enthousiasme, de leur détermination, de leur temps que dépendra le futur du roman et de ceux qui suivront.
Stéphane Dubois,
As-tu un extrait à nous proposer ?
DDk
Oui ! Bien sûr. Et ne crois pas avoir les clefs du roman après l’avoir lu.
— Après-guerre on a cru un instant que la loi de Moore[1] ne fonctionnait plus, on avait tort. Les ordinateurs quantiques et leur formidable puissance sont à portée de notre technologie et auront une puissance difficilement imaginable … mais en attendant je suis agacée de devoir sans arrêt crypter le moindre message.
Internet avait survécu à la Fin des Nations mais était désormais trop facile à espionner. Le cryptage nuisait à la spontanéité. Restait à trouver la solution.
— Tout opposés à la science qu’ils soient, les livristes sont de redoutables technophiles, ils nous font épier par tous les hackers de la planète. J’ai l’impression de perdre plus de temps à élever des pare-feu qu’à faire mes recherches.
— Que suggères-tu Arkady ?
— Communiquer directement de cerveau à cerveau.
— De la télépathie ?
— Pas exactement. Nick m’a invité à l’une de ses conférences. Il peut vous parler du sujet bien mieux que moi.
Le docteur Niklaus Baldur suspendit son occupation du moment : décortiquer avec entrain une crevette de sa fourchette et de son couteau. Il posa ses couverts et s’adressa à ses commensaux.
— Cela peut paraître fou mais ça l’est sans doute moins que nous l’imaginons. La veille de la Fin des Nations avait vu une explosion de découvertes en neurosciences. Des chercheurs ont détecté des foyers de cellules souches[2] dans le cerveau qui se transforment en neurones spécialisés adaptés aux stimuli sensoriels reçus. Elles servent à remplacer les vieilles cellules et à réparer des liaisons détruites. Cela explique que l’on puisse perdre la mémoire ou au contraire la préserver si l’on active le champ cérébral impliqué. Le cerveau d’Einstein a été conservé, des chercheurs l’ont étudié, ils ont très vite remarqué que le lobe cervical impliqué dans la logique était surdéveloppé[3]. Dans un premier temps ils ont conclu à une anomalie génétique positive. Aujourd’hui nous savons que les parties les plus utilisées s’accroissent plus que les autres comme les muscles des athlètes.
— Pouvons-nous développer la transmission de pensée ?
— Pourquoi pas ? Toujours avant la guerre, des hommes sont parvenus à obtenir d’un bonobo qu’il fasse bouger le curseur d’un écran par l’intermédiaire d’électrodes implantées dans son cerveau pour pointer les objets qui lui étaient désignés. La possibilité de correspondre existe, reste à la développer[4].
Jusqu’alors Alia écrivait dans son carnet sans marquer le moindre signe d’intérêt au sujet, elle leva la main.
— Imaginons que vous mettiez une personne en isolement sensoriel, que vous introduisiez une puce interactive dans le cerveau, les neurones naissants se connecteront à celle-ci.
— Cela a déjà été étudié avec succès sur … des neurones d’escargot[5].
— En combien de temps ?
— Je n’ai jamais étudié le problème sous cet angle. En première approximation …un mois.
Elle croisa les bras, les observa les uns après les autres :
— Nous avons ici la spécialiste mondiale des métalangages, une sommité en recherche sur le cerveau, un expert en coordination des intelligences artificielles, une jeune femme prétendant être capable de créer des matériaux entièrement nouveaux … si vous le voulez bien je rédige la pré-étude.
[1] On devrait plutôt parler de conjecture de Moore. En première approximation on constate que la puissance des ordinateurs double tous les dix-huit mois (ce qui revient à affirmer qu’elle est multipliée par mille tous les quinze ans).
[2] Au cours de la vie de nouvelles cellules neuronales sont générées dans le système nerveux adulte chez la plupart des espèces. La neurogenèse se déroule principalement dans deux régions du cerveau des mammifères adultes dont l’homme : le gyrus denté de l’hippocampe et la zone sous-ventriculaire, région située sous la paroi des ventricules latéraux.
[3] On distingue plusieurs types de cellules souches, en première approximation, les cellules souches omnipotentes qui peuvent se reproduire et se différentier en n’importe quel autre type de cellule, et des cellules pluripotentes qui ne peuvent se différentier qu’en un nombre fini de type de cellules.
[4] En 2006 des chercheurs de l’Université de Calgary (Canada) ont prouvé qu’il était possible de cultiver un réseau de neurones sur une puce de silicium.
[5] Des chercheurs de l’Institut Max Planck ont publié un article sur le sujet (source : Le Monde)